Jean-Louis Billon face à Jules Domche : « Les pays de l’AES ont eu raison… trop tôt »
À moins d’un an de la présidentielle ivoirienne, Jean-Louis Billon sort du bois. Face au journaliste Jules Domche, l’ancien ministre livre une vision tranchée sur l’avenir de la CEDEAO, les régimes militaires du Sahel, la souveraineté économique et le rôle persistant de la France en Afrique de l’Ouest.

Dans un style vif et sans concession, le journaliste engagé a reçu Jean-Louis Billon, ancien ministre ivoirien et candidat déclaré à la présidentielle de 2025, pour une interview d’une rare densité politique. L’homme d’affaires et capitaine d’industrie, qui ambitionne de diriger la Côte d’Ivoire, y livre sa vision de l’intégration régionale, des régimes militaires au Sahel, des limites de la CEDEAO, de la souveraineté économique et du rôle de la France en Afrique de l’Ouest. Morceaux choisis d’un échange sans langue de bois.
AES : Une bonne idée au mauvais moment ?
Dès l’entrée en matière, Jules Domche attaque : “Comment avez-vous vécu la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) ?”.
Jean-Louis Billon ne mâche pas ses mots :
“Je ne l’ai pas bien vécu. Nous faisons partie d’un ensemble, l’UEMOA, la CEDEAO. Ensemble, nous sommes plus forts. Les pays de l’AES ont eu raison… trop tôt.”
Pour lui, la CEDEAO a certes condamné les coups d’État, mais a omis de traiter les causes profondes de ces ruptures institutionnelles : la mal gouvernance, l’exclusion politique, le sentiment d’abandon des populations.
“La CEDEAO a été absente quand ces pays souffraient. Et c’est seulement quand tout s’écroule qu’elle s’exprime.”
Mais pouvait-on rester dans une communauté qui sanctionne, isole, et parfois humilie ? Jules Domche insiste : “Ils ont été exclus, ostracisés !”. Billon nuance :
“Ils ont été sanctionnés, oui, mais pas exclus d’emblée. Ils avaient le choix de rester et de faire entendre leur voix. Ils ne l’ont pas fait.”
Régimes militaires : exception ou solution ?
Jules Domche pousse le débat plus loin : “Ne trouvez-vous pas que ce sont souvent les militaires ou anciens militaires qui ont fait bouger les lignes en Afrique ?”
Exemples à l’appui : Rawlings au Ghana, Obasanjo au Nigeria, Kagame au Rwanda. Mais pour Billon, il ne faut pas confondre militaire élu et militaire putschiste :
“Un militaire élu président, ce n’est pas un militaire arrivé au pouvoir par la force. Le régime militaire est une exception, compréhensible en temps de crise, mais il doit céder sa place à la vie civile.”
Selon lui, les militaires sont “formatés pour défendre le territoire”, non pour gouverner durablement. Et surtout, ils restreignent la liberté, ce qui est incompatible avec le développement :
“La force motrice d’une économie, c’est la liberté. D’opinion, d’expression, d’entreprendre. Si vous bridez ces libertés, vous bridez votre pays.”
Indépendance réelle ou fiction coloniale ?
Le cœur du débat s’enflamme lorsque Jules Domche soulève la question de la souveraineté :
“Comment peut-on être un État indépendant quand sa sécurité dépend d’une puissance étrangère ? Quand une armée étrangère décide ?”
Jean-Louis Billon répond calmement mais fermement :
“Un pays peut signer un accord militaire sans pour autant être sous tutelle. L’armée française a quitté le Mali sur demande. C’est la preuve qu’ils sont souverains.”
Mais Jules Domche relance : “C’était tout comme une occupation.” Ce que Billon réfute.
“Ce n’est pas parce qu’Interpol est dans un pays que ce pays n’a plus de police. Il faut arrêter de caricaturer.”
FMI, Banque mondiale, et piège de la dépendance économique
Autre point de friction entre les deux hommes : la question du FMI et de la Banque mondiale.
Domche attaque : “Quel pays a été transformé positivement par ces institutions ?”
Billon reconnaît les erreurs passées, comme la suppression de la Caisse de stabilisation en Côte d’Ivoire sous injonction des bailleurs, mais défend un usage mesuré de ces institutions :
“Si vous gérez bien, vous n’avez pas besoin du FMI. Le problème, c’est la mauvaise gouvernance.”
Il cite l’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie, Corée du Sud) comme exemple de pays ayant su négocier intelligemment avec ces institutions pour en sortir plus forts.
Le cas Boloré et l’indépendance économique
Au détour de la conversation, Jean-Louis Billon revient sur un épisode marquant : l’affaire Vincent Bolloré et le contrôle du port d’Abidjan.
“Je m’y suis opposé. Ce n’était pas un bon exemple. Mais il y a eu débat, il y a eu des voix. C’est ça, la démocratie. Et cela prouve qu’en Côte d’Ivoire, malgré tout, nous avons encore des espaces de résistance.”
Retrait des troupes françaises : “Pas favorable à long terme”
Enfin, la question qui fâche : “Si vous êtes élu président, demandez-vous le retrait des troupes françaises ?”
Billon ne tourne pas autour du pot :
“Je ne suis pas favorable au maintien d’une force étrangère sur le sol national à terme. Mais dans le cadre d’accords de sécurité sous-régionaux ou de lutte contre le narcotrafic, une coopération est possible. Elle doit être équilibrée.”
Pour lui, la véritable souveraineté ne se proclame pas, elle se bâtit. Elle repose d’abord sur une économie forte, non sur les slogans.
“Une armée d’un pays pauvre reste une petite armée. Il faut d’abord bâtir une économie, développer la production, l’innovation, l’investissement. C’est ça, l’indépendance.”
Un débat de fond, un éclairage rare
L’interview menée par Jules Domche avec Jean-Louis Billon aura permis de poser les termes d’un véritable débat démocratique sur l’avenir de l’Afrique de l’Ouest. Entre la tentation autoritaire des régimes militaires, l’inertie des institutions régionales, la présence militaire étrangère, et la quête d’une souveraineté économique réelle, les lignes de fracture sont nombreuses.
Mais une chose est certaine : la jeunesse africaine écoute, et elle jugera les actes plus que les discours.